Le grenier aux souvenirs

Au sommet d’une vieille maison il y avait un grenier que plus personne ne visitait, sauf Mémoire.

C’était un lieu étrange : les coffres y contenaient des objets et des mots, mais aussi des maux, des blessures anciennes, repliées comme des lettres jamais envoyées, parfois déchirées, parfois froissées, parfois tâchées, parfois gribouillées, mais que personne ne jetait. Elles étaient toutes là, entassées, empilées, cachées, poussiéreuses mais bien vivantes et bien présentes.

Un jour, Mémoire sentit que quelque chose changeait. Les coffres devenaient trop lourds. Les planches du sol semblaient soupirer, prêtes à craquer. Mémoire pris peur. Que faire si le plancher du grenier s’effondrait et si tous les coffres venaient à s’écraser sur le sol de la maison, dans la salle de séjour. Et que faire si tous les contenus venaient à s’éparpiller au sol et se mélangeaient. Ce serait le chaos… Il sentait que le moment tant redouté approchait. Il fallait faire du tri. Il fallait ranger. Il fallait jeter. Il fallait se séparer…

Il comprit alors qu’il ne pouvait plus porter tout cela tout seul.

Mais la décision ne fut pas facile.

Et avant de la prendre, tout tournait sans cesse en lui, dans sa tête. Et plus cela tournait, plus il sentait le poids de ces coffres augmenter. Et plus le poids augmentait, plus il se repliait sur lui-même, plus il se courbait.

Aussi, avant de prendre sa décision, tous les jours ils montaient au grenier, et de plus en plus péniblement d’ailleurs ; il vérifiait que le sol tenait un peu encore. Il fallait faire vite, cela devenait urgent. Il le savait, mais n’arrivait pas à passer le pas.

Et cela dura plusieurs mois avant qu’il ne prenne cette décision. Il savait que ce ne serait pas une mince affaire. Il savait…

Puis, un jour, enfin, il se décida. Mais les longues réflexions lui avaient fait comprendre qu’il ne pouvait pas faire cela seul. Il savait que dans certains coffres, certaines lettres repliées, froissées, déchirées, tâchées étaient des bombes, des bombes à émotions, des bombes à souffrance.

Alors, il appela sa vieille amie Sagesse.

Oh, ils se connaissaient depuis très très longtemps. Aussi longtemps que sa propre existence, à vrai dire. Mais ils ne se voyaient pas toujours, pas souvent et encore moins en ce qui concernait cette pièce, le grenier.

Sagesse répondit à son appel. Mais elle ne se précipita pas. Fidèle à elle-même. Elle vérifia prudemment ses intentions, ses motivations et vit qu’il était prêt. Elle savait qu’il savait….

Alors, elle monta lentement vers le grenier où Mémoire l’attendait. Une lanterne à la main guidait ses pas, éclairant la poussière suspendue comme des souvenirs en attente de vérité. C’était bien pire qu’elle ne le craignait, la poussière était dense, rajoutant de la lourdeur aux coffres. Les coffres étaient pleins, prêts à exploser et le plancher du grenier prêt à craquer.

Pourquoi m’as-tu appelée ? Demanda-t-elle. Elle savait, mais elle posait la question. C’était toujours comme cela qu’elle faisait. Prudente, elle s’assurait ainsi qu’il soit vraiment prêt. Et s’il était prêt, il pouvait répondre, il pouvait formuler, il pouvait mettre en mots.

Mémoire répondit :

Parce que ce grenier n’est plus un lieu de souvenirs. C’est devenu un poids qui me brûle. Je n’arrive plus à vivre avec ce que j’ai gardé ici. Certains coffres pèsent si lourd qu’ils me blessent. Je ne sais plus comment vivre avec tout cela.

Sagesse dit :

-Tant que les maux restent cachés, ils étouffent les mots qui pourraient les guérir. Tant que tu ne mets pas des mots sur ces maux, ils resteront armés contre toi. Il faut dépoussiérer afin d’identifier les coffres, puis il faudra les ouvrir. Es-tu vraiment prêt ?

Tremblant, Mémoire se tut quelques instants. Il réfléchit, prit une grande inspiration…Et dans un murmure, un soupir presque inaudible, il dit ; « oui« . Il y avait dans ce « oui« , tant de peine, tant de souffrance, tant d’attente, que Sagesse frissonna.

Malgré la profondeur de sa réponse, Sagesse éprouva encore celle-ci.  » En es-tu certain ?  » Lui redemanda-t-elle.

Cette fois, le « oui » de Mémoire fut plus assuré, plus assis, plus ancré, car sa décision était prise.

– « Oui, Sagesse, j’en suis certain ! »

Elle lui répondit alors  » Ouvre-les. Je suis là. « 

Ils ouvrirent un premier coffre. Une douleur vive en surgit, comme un souffle brûlant.

Mémoire baissa la tête.

– Je ne peux pas dire ce que c’est. J’ai trop honte.

Sagesse comprit qu’elle devait aider autrement, elle ne possédait pas toutes les cartes. Mais elle connaissait quelqu’un qui les possédait. Elle lui avait demandé de venir et de n’entrer que si Mémoire ouvrait les coffres.

Discrètement, elle l’invita à avancer. Alors, une présence entra sans bruit. C’était Amour. Il ne fit pas de geste théâtral. Il était là, entouré d’un halo d’humilité, doux et ferme. Cette lumière venait du dehors et du dedans, présente, mais n’éblouissait pas. Elle était partout à la fois et pénétrait si intensément ce qui l’entourait que plus rien ne restait caché. Elle pénétrait au-delà de la poussière, au-delà des couvercles fermés des coffres. Elle traversait tout.

Il posa sa main sur l’épaule de Mémoire et dit simplement :

 » Ta honte est trop lourde, laisse-moi la porter avec toi. Laisse-moi te guider. Viens prendre ma main.  » Cette main était chaude, douce, puissante et rassurante. Une onde électrisa Mémoire. La force d’Amour le traversa. Amour lui dit de déposer ce lourd fardeau.  » laisse-moi prendre ce que contient ce coffre et qui te fait honte.  » Mémoire s’inclina devant Amour.

Amour, sans aucune difficulté et d’un seul geste, saisit l’intégralité du contenu. Il ne resta plus à l’intérieur du coffre, qu’une toute petite lettre, neuve, brillante.

 » Regarde Mémoire, ceci est beaucoup plus léger, va, et repose-toi un peu « .

Amour mit sa main sur le cœur de Mémoire. Celui-ci vacilla. Les ténèbres de la honte se dissipèrent un peu. Le lourd brouillard disparu, Amour lui dit,  » reste auprès de moi… Car je suis doux et humble de cœur, et mon fardeau est léger. ».

Mémoire entra dans son repos.

Alors Mémoire osa nommer ce qui le faisait tellement souffrir :

Ceci est une blessure reçue. Elle m’a marqué.

Sagesse et Amour l’écoutaient parler, il déversa ainsi son cœur, et à mesure que les mots sortaient, la brûlure perdit de sa force.

Sagesse rangea le souvenir dans un tiroir marqué :  » Compris et en chemin de guérison« 

Bien plus tard, après qu’il se fut bien reposé, Sagesse et Amour rendirent à nouveau visite à Mémoire. Ensemble, ils ouvrirent un autre coffre. Il contenait le poids d’un  » j’aurais dû », le poids des regrets.

Mémoire dit :

— J’ai raté ce moment. Je me le reproche encore.

Amour répondit sans reproche :  » Là où abonde la faute, ma grâce surabonde, donne-moi cette faute »

Puis il ajouta encore :  » Le regret ne doit pas devenir ta prison. Il peut devenir ton enseignement. Connais-tu la voie pour cette guérison ? « 

Triste et penaud, Mémoire opina du chef : « Non admit-il ? »

Amour lui répondit ;  » Sais-tu que l’amour pardonne tout ? Ta repentance est sincère, alors cesse de te flageller. Chaque fois que tu te reproches ce moment, c’est moi que tu rejettes, car j’ai tout fait pour te pardonner, ne me rejette pas encore, laisse-moi fermer avec Sagesse le coffre des regrets.  Et avance ! « 

Sagesse écrivit sur le coffre : « Compris et en voie d’être guéri », puis posa l’étiquette : « Pardonné ». Car le pardon aussi a besoin d’être rangé : non sous le tapis, mais sur une étagère visible, comme une preuve de libération.

Sagesse et Amour revinrent une troisième fois rendre visite à Mémoire. Le travail au grenier n’était pas fini. Cette fois, ils ouvrirent un coffre scellé. Lorsqu’enfin ils réussirent à le déverrouiller, ils soulevèrent le lourd couvercle qui grinça et gémit telle une sinistre complainte. Il y avait à l’intérieur, non pas un événement, mais une condamnation intérieure.

— « Celui-ci… c’est moi qui l’ai causé « , dit Mémoire. « Comment guérir ce qu’on a soi-même abîmé ? « 

Amour dit avec douceur :  » Si ton cœur te condamne, Je suis plus grand que ton cœur. »

C’est alors que Mémoire s’effondra à genoux devant Amour qui posa la main sur sa tête. Ce fardeau était tellement lourd et innommable. Les mots lui manquaient tellement. Mémoire redit alors à haute voix cette parole d’Amour. Et, l’amour envahit le cœur entier de Mémoire. Plus encore, l’amour envahit tout son être. Plus encore, l’amour envahit tout le grenier qui s’illumina de la même lumière douce qui auréolait Amour.

Sagesse mit une étiquette sur ce coffre :  » Reconnu, remis, en guérison « 

Puis elle dit à Mémoire :  » Tu ne changeras pas le passé, mais tu peux changer ta façon de le porter.

Le grenier était de moins en moins encombré, beaucoup de coffres étaient dépoussiérés, rangés et étiquetés. Mémoire se rendait compte que les visites de Sagesse et Amour lui permettaient chaque fois d’aller plus loin. Mais il sentait également que les coffres ouverts contenaient des maux de plus en plus forts. Et cela lui faisait vraiment très mal.

Parfois Mémoire voulait arrêter. Sagesse et Amour ne s’imposaient jamais. C’était toujours lui qui les appelait.

Et c’est vrai que lorsqu’il regardait son grenier, l’envie de poursuivre était plus forte encore que la douleur provoquée par chaque ouverture.

Et puis, il ne restait plus qu’un seul coffre à ouvrir… Alors il continua. Mais Mémoire tremblait, car il savait parfaitement ce qu’il contenait. Il contenait une blessure encore vive. Et ce dernier coffre était le plus lourd. C’était un bloc sombre, sans forme. Il dégageait une « aura » négative, triste, presque funeste. Personne n’avait envie de s’en approcher, ni de l’ouvrir.

Mémoire murmura :

— » Celui-ci… je crois qu’il ne guérira jamais.« 

Alors Amour approcha, et sa lumière humble ne força rien. Il dit simplement : » Ma grâce te suffit. » Puis il ajouta : « Si tu ne peux pas encore le laisser, Laisse-moi le porter avec toi. « 

Sagesse écrivit une étiquette sur ce coffre : « Blessure encore vivante – À revisiter sans se juger « .

Et elle rangea le coffre, non pour le cacher, mais pour qu’il cesse d’envahir tout.

Quand le grenier fut enfin réorganisé, Mémoire se redressa. La poussière avait disparu, les coffres étaient plus légers. Ils étaient rangés, et le plancher ne menaçait plus de s’écrouler. Plus aucun craquement.

Bien sûr, Mémoire souffrait encore de plusieurs maux. Mais maintenant, ils avaient des mots, écrits sur chaque coffre. Certains étaient compris et déjà guéris, d’autres étaient en chemin, d’autres encore n’attendaient que le bon moment pour s’ouvrir. Mais il savait maintenant comment se faire aider. Il connaissait Amour. Au fil du temps, il était devenu un ami proche. Sa douce lumière l’envahissait, et sa présence remplissait l’espace de tant de sérénité, que tout devenait possible.

Amour sourit. « Tu n’es pas seul. Ce que tu déposes dans la lumière n’a plus le même poids. « 

Sagesse ajouta :   » Les maux deviennent plus légers quand on les dit. Les mots deviennent guérison quand ils sont vrais et aimés. « 

Mémoire était conscient qu’il lui restait encore du chemin à parcourir. Il savait aussi qu’il lui faudrait encore dépoussiérer et le faire régulièrement. Il devait aussi avancer, finir certains chemins commencés. Il avait compris que mettre en mots était nécessaire pour que ses maux s’allègent et ne deviennent pas des maux lourds, envahissants. Mettre en mots permettait aux maux de ne pas rester des lettres repliées, froissées, tâchées mais non oubliées, cachées mais viviantes et qui parfois venaient titiller les souvenirs, les émotions, l’âme avec leurs aiguillons. Ce n’est pas cela guérir, être restauré et réussir à oublier. Mettre en mots permet de dépoussiérer, défroisser, déplier, détâcher, distancier et finalement briser les aiguillons qui sont encore actifs dans les greniers cachés des coeurs, et qui font dire que « nous avons le coeur lourd ». Mettre en mot, c’est partager sa peine pour finalement l’abandonner. Mettre en mot, c’est accepter d’être aidé. Il savait désormais que seul Amour pouvait tout effacer, et c’est ce que Sagesse lui avait appris. Il n’y a pas de plus grand amour que le sacrifice suprême qu’Amour a fait pour chacun. Et cet amour parfait bannit la crainte et guérit les coeurs brisés. Et cela, Mémoire ne voulait et ne pouvait pas l’oublier.

Alors Mémoire grava sur la porte du grenier :

«  Ici, rien n’est nié. Tout est accueilli.

Et ce qui est accueilli peut guérir.

Car le fardeau partagé devient léger. « 

Nathalie AZRAK

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